L'OBS

31 janvier 2020

Agathe Ranc

Cadavres abandonnés à la fac de médecine : « Je me suis dit, papa fait partie du lot »

Leurs parents ont donné leur corps à la science et ils se sont retrouvés dans le « charnier » du Centre de don des corps de l’Université Paris V-Descartes. Trois femmes, qui ont porté plainte contre X, nous racontent cette épreuve.

Chambres froides en panne, canalisations bouchées, corps vendus à la découpe… Lorsqu’elle a entendu à la radio le mot « charnier » pour décrire les conditions de conservation des cadavres au Centre de dons des corps de Paris-Descartes, Solange O. n’a pas tout de suite fait le rapprochement. « Puis je me suis dit : mais au fait, papa fait partie du lot. » Elle décline les synonymes : « C’était impensable, surréaliste. »

Le père de Solange O. voulait donner son corps à la science afin qu’il serve notamment à des étudiants en médecine apprenant l’anatomie. Il avait sa carte de donneur depuis près de 50 ans. Une forme de « geste humanitaire », nous dit sa fille de 69 ans. Lorsqu’il est décédé en février 2019, son corps est donc parti pour le 5e étage de la faculté de médecine de l’Université Paris-Descartes, plus grand Centre de dons des corps (CDC) de France.

La réalité était là bien différente de celle que la famille de Solange s’était figurée ce jour de 1973 où tous avaient rempli leur carte de donneur : dans une enquête publiée fin novembre, « L’Express » révélait les conditions déplorables dans lesquelles ont été conservés certains des plusieurs centaines corps reçus tous les ans par le CDC (fermé administrativement depuis), et ce durant des années. La journaliste Anne Jouan décrivait des « dépouilles putréfiées, rongées par les souris », stockés dans une chambre froide à la porte trop rouillée pour fermer. Ainsi que l’existence de partenariats qui permettaient à certaines entreprises privées d’acheter des bouts de corps.

Alors que le Parquet de Paris a ouvert en novembre une enquête pour « atteinte à l’intégrité d’un cadavre », 21 familles de victimes portent plainte cette semaine contre X pour le même motif. Nous nous sommes entretenus avec plusieurs de ces proches, déjà éprouvés par des deuils inhabituels, et pour qui les révélations de « L’Express » ont été un nouveau choc.


Jâne et Victor sont les parents de Muriel Gani. Ils ont donné leurs corps à la science en 2016 et 2017. (Muriel Gani)

« Mur de silence »

En portant plainte, ces familles veulent que des responsabilités soient établies, que d’autres proches de victimes soient mis au courant, que le don du corps soit mieux encadré. Mais sur un sujet aussi sensible que l’utilisation des corps de leurs proches, il est forcément question aussi d’« attentes personnelles », nous dit Solange O., qui critique la communication « au mieux nulle, au pire irrespectueuse » de l’université Paris-Descartes. Elle la compare à un « mur de silence ».

Comme toutes les familles qui ont cherché à savoir ce qui était arrivé au corps de leur proche après que leur corps est arrivé à Descartes, Solange O. a buté sur l’absence de traçabilité des corps. Elle a bien tenté d’obtenir des informations via le numéro mis en place par l’université après la publication de l’enquête mais sans succès :

« Au bout du fil, le discours était rôdé : on m’a dit que je n’avais pas à culpabiliser, que j’avais respecté la volonté du défunt. Je n’étais pas culpabilisée, j’étais en colère ! »

Dans son communiqué du 27 novembre, l’université Paris-Descartes présente « ses excuses aux familles sur cette situation », sans préciser laquelle, et affirme qu’une réhabilitation du centre a été entreprise en 2018.

« Mon père ne s’est pas trouvé à Descartes durant la pire période », reconnaît Solange O. Selon l’enquête de « L’Express », c’est entre 2010 et 2018 que les plus graves dysfonctionnements ont été constatés. « Mais qu’il ait été ou non dans la pire des situations, ce qui s’est passé là est éthiquement insupportable. »

Rupture de confiance

Laurence Dezélée s’est retrouvée au pied du même « mur de silence » lorsqu’elle a voulu savoir ce qu’il était advenu du corps de sa mère, décédée d’un cancer du pancréas en août 2015 à l’âge de 69 ans. Lorsqu’elle a découvert l’article de « L’Express », la journaliste et sophrologue de 51 ans a eu l’impression de vivre « un cauchemar » :

« J’ai appelé le numéro d’écoute. J’ai dit :

Même s’il reste un bras, une infime partie de ma mère, je veux la récupérer. Vous me remuez ciel et terre. On m’a répondu : “On prend des notes, on vous rappelle. Personne n’a rappelée. »

Sa mère étant décédée en août, elle ne peut pas s’empêcher de penser à cette histoire de chambre froide qui fermait mal.

Si elle s’est décidée à porter plainte, c’est pour « venger la mémoire » de sa mère, qui a fait confiance au CDC Paris-Descartes en prenant sa carte de donatrice six mois avant son décès.

Laurence Dezélée n’avait alors pas une très bonne image des Centres de don. Elle avait entendu dire que les étudiants en médecine n’étaient pas toujours respectueux, « faisaient des blagues » avec des parties de corps. La perspective de ne pas avoir de sépulture pour sa mère ne la rassurait pas non plus – le CDC organise des crémations collectives et les cendres sont dispersées dans un cimetière d’Ile-de-France. Mais la mère de Laurence Delézée était décidée :

« Elle disait que la science l’avait aidée, qu’elle voulait rendre à son tour. Que les choses avaient changé. Elle était allée rencontrer du monde à Descartes, et on l’avait rassurée. »

« On se sent trompé », abonde Solange O. :

« C’est un geste généreux, humanitaire, qui mériterait plus de mise en lumière. Au lieu de cela, on se retrouve dans la boue. »

Des deuils difficiles

Plusieurs proches de victimes ont trouvé du soutien auprès du collectif Proches des victimes du centre de don des corps de Descartes. Sur Facebook et Whatsapp, ils se partagent des articles, des infos, et ont décidé d’entamer cette action collective.

Parmi eux, Muriel Gani 59 ans, que nous rencontrons à Paris. Ses deux parents, décédés en Ehpad en 2016 pour sa mère et 2017 pour son père, se sont retrouvés à Paris-Descartes. Pour eux, faire don de leur corps à la science relevait d’un « humanisme »« mais c’était aussi matérialiste : autant qu’il serve », explique la consultante.

Dans les instants qui ont suivi les décès de ses parents, il a fallu faire avec l’incompréhension de proches pas très à l’aise avec l’idée de mort et encore moins avec celle de don du corps, comme cette amie qui comparait ce don « au fait de laisser son corps aux aigles ».

Muriel Gani fait partie des familles qui portent plainte contre X pour atteinte à l'intégrité d'un cadavre, dans l'affaire du don de corps à Paris V-Descartes. (Muriel Gani)

Avec cette affaire, elle a eu l’impression de devoir relancer un nouveau processus difficile après celui du deuil, qu’elle avait déjà eu du mal à faire :

« Ce n’est pas comme pour un don d’organe, où le corps est restitué à la famille après le prélèvement. Là, après le décès, tout s’est fait dans une sorte de précipitation. Et après… plus rien. Le côté social des funérailles m’a manqué. On s’est bricolé des petites cérémonies, mais ce n’est pas la même chose. »

Le choix de porter plainte a fini par s’imposer : « Je ne me voyais pas faire l’autruche, pour leur mémoire et pour le reste de la société. »

Malgré les drames ravivés par cette affaire, les familles insistent toutes sur l’importance de l’acte de don du corps et sur la nécessité de former les futurs praticiens dans des conditions décentes. Pour le collectif, porter plainte, c’est aussi faire en sorte que la pratique soit suffisamment encadrée pour qu’elle se passe en confiance, et que d’autres proches n’aient pas cette sensation d’être trompés. « Cette affaire a jeté le discrédit sur les centres de don où les choses se passent très bien », regrette Laurence Delézée.

Elle-même a envisagé de donner son corps et continue d’y réfléchir. Mais sa priorité, après qu’elle a reçu sur son téléphone l’alerte info sur le « charnier », a été de faire changer la carte de donneur de son père afin qu’il n’aille pas à Descartes.

Association française d’information funéraire
Site : afif.asso.fr

Association Française d'Information Funéraire

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