REPORTERRE

30 Octobre 2017

 

Laure Hänggi et Eva Gomez (Reporterre)

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Mort, on pollue encore

 

Formol, mercure, produits ingérés durant la vie… les corps inhumés ou brûlés contiennent des substances toxiques qui polluent les sols et l’atmosphère. En cette période de souvenir de nos morts, Reporterre a mené l’enquête sur ce coût environnemental méconnu.

  

À première vue, difficile de se croire dans un cimetière. Les grands peupliers qui s’élancent vers le ciel encadrent des petites allées qui rejoignent un talus recouvert de feuilles colorées par l’automne. Seul le grand bâtiment en béton à l’entrée, à l’architecture légèrement asiatique, rappelle la couleur et la matière des stèles. Le cimetière de Joncherolles, 20 hectares de verdure et de calme, posé en Seine-Saint-Denis sur les communes de Pierrefitte-sur-Seine, Épinay-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen et Villetaneuse, s’est engagé depuis 2013 dans une démarche environnementale. Des tombes paysagères sont installées sur de larges espaces de verdure. La chaleur et les eaux de pluie sont récupérées pour être réutilisées et des ruches ont été installées pour favoriser la biodiversité. 30.000 végétaux, 10.400 mètres de haies et 2.585 arbres verdissent ce cimetière, offrant ainsi aux promeneurs près de deux kilomètres de balade entre les tombes.

Un petit groupe se presse au détour d’une allée, pour une visite organisée à l’occasion des Journées du patrimoine. La vingtaine de personnes présentes, à la moyenne d’âge plutôt avancée, ne manque pas de questions : quels sont les avantages d’une gestion plus écologique ? Les pratiques actuelles peuvent-elles être dangereuses ?

Les défunts ont alors l’air de dormir, ce qui rend l’idée de la mort plus douce

« Il y a une demande de gestion plus écologique des cimetières. Mais en même temps, on injecte des litres de formol dans les corps. C’est incohérent », observe Valérie Bailly, membre du Syndicat intercommunal funéraire de la région parisienne (Sifurep), chargée de la visite. Elle explique que des tests ont été réalisés pour vérifier que les sols du site n’étaient pas pollués. Le cimetière des Joncherolles réfléchit actuellement à la mise en place une politique se rapprochant de celle du cimetière naturel de Souché (Deux-Sèvres), près de Niort, qui n’accepte plus les corps ayant été traités au formol.

Depuis les années 1990, les soins de thanatopraxie — les techniques découlant de l’embaumement et qui consistent à embellir le corps dans la mort — se sont largement développés en France. Les défunts ont alors l’air de dormir, ce qui rend l’idée de la mort plus douce. « Ces pratiques ont été introduites en France au cours des années 1980, explique Jean-Michel Lagarde, directeur des crématoriums de Paris. Avant, on conservait les corps par le froid essentiellement. La thanatopraxie s’est développée à partir d’un besoin pratique de conserver les corps plus longtemps », précise-t-il.

Ainsi, plusieurs litres de formaldéhyde — dit formol lorsqu’il est dissous dans l’eau — sont injectés dans le corps au cours de la thanatopraxie. « Injecté dans les viscères, le formol permet d’enrayer le développement des bactéries dans l’organisme. Dans le système vasculaire, il déshydrate légèrement les tissus, limitant l’apparition de lividités », détaille Pierre Larribe, conseiller juridique à la Confédération des professionnels du funéraire et de la marbrerie (CPFM). « En tout, 6 à 7 litres de fluides, mélangés avec de l’eau, sont injectés dans le corps du défunt. En général, cela comprend 350 millilitres de fluide de conservation, dont 2 à 5 ml maximum de formol », explique Dimitri Girardi, en charge des thanatopracteurs au sein de la Fédération française des pompes funèbres (FFPF).

« L’eau polluera les terres des cimetières et s’infiltrera dans les nappes phréatiques » 

Mais, si ce dernier affirme que le temps de décomposition des corps dépend de nombreux facteurs, tels que la corpulence, les antécédents médicaux ou le lieu d’inhumation, certaines voix s’élèvent pour alerter sur une tendance inquiétante au ralentissement de celle-ci. Car les soins de thanatopraxie à base de formol sont pratiqués en France sur près de 70 % des corps. « En dehors de la France et de la Grande-Bretagne, cet usage est interdit, sauf dans des cas particuliers de rapatriement de corps, par exemple. Or, lors de la décomposition du corps, le produit se répand et malgré la législation, la plupart des caveaux ne sont pas étanches. La pollution est donc à envisager à plus ou moins long terme, estime Michel Kawnik, président-fondateur de l’Association française d’information funéraire (Afif). S’il y a des problèmes d’infiltration ou d’inondation, l’eau polluera les terres des cimetières et s’infiltrera dans les nappes phréatiques. C’est une catastrophe », se désole-t-il. Michel Kawnik lutte notamment contre l’utilisation quasi systématique de formol et insiste sur « l’urgence de mise en œuvre de solutions de substitution à l’emploi de produits biocides ». Le problème se pose de manière plus pressante dans les cas d’inhumation en pleine terre. Dans un article publié en 2011 dans la revue Résonance funéraire, Claude Bouriot, coauteur du Code pratique des opérations funéraires, estimait la quantité de « formaldéhyde pur enterré dans les cimetières français » à « 119 tonnes », soit « 3,3 kg par cimetière » répartis entre 36.000 communes.

Cependant, aucune étude n’a été réalisée sur les pollutions induites par l’inhumation. « La question n’est pas très étudiée, les morts ne consomment pas ! s’amuse Pierre Larribe. C’est un peu frustrant, car même si le funéraire est un petit secteur économique, tout le monde meurt. On manque d’information », déplore-t-il. Il est donc très difficile d’avoir une idée réelle de l’impact de ces produits sur les sols, mais aussi dans l’air lors de la crémation.

Les traitements anticancéreux, par exemple, résisteraient à des températures de plus de 1.000 °C, quand un four de crémation chauffe à 900 °C. À noter par ailleurs que le formaldéhyde est classé depuis 2004 par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) comme « substance cancérogène avérée pour l’homme ». L’Anses (l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a également effectué des travaux d’expertise et a déposé en 2011, auprès de l’Agence européenne des substances chimiques, une proposition de révision de la classification européenne du formaldéhyde en vue d’un classement cancérogène plus sévère.

« La première pollution mercurielle de France » 

Christian Raffault, ancien thanatopracteur qui a exercé pendant 40 ans, nuance ces propos. « La seule chose interdite lors de la crémation, ce sont les pacemakers pour éviter les risques d’explosions. Et la France est loin d’être le dernier pays à avoir recours au formol, même s’il est vrai qu’il y a un consensus au sein de la profession sur le fait qu’il faudra arrêter de l’utiliser. Mais cela ne pourra se faire que lorsqu’un produit de substitution de qualité sera disponible, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »

L’inquiétude de l’Afif dépasse cependant les limites de l’utilisation même du formol et porte également sur la crémation des corps formolés. « La France est, là aussi, l’un des rares pays d’Europe à accepter les crémations après injection de produits formolés, alors que cela rejette des dioxines : de véritables poisons ! » s’insurge Michel Kawnik, président de l’Afif. Lors d’une crémation, les produits formolés employés en association avec d’autres molécules chimiques produisent de la dioxine qui peut être à l’origine d’atteintes cutanées, d’altérations de la fonction hépatique, des systèmes immunitaires, nerveux et endocriniens et de la fonction de reproduction.

Au cours de sa vie, le futur défunt ingère ou respire des substances qui pourraient avoir un impact sur sa décomposition et sur la pollution des sols. Au-delà du formol, « les produits ingérés durant la vie ne sont pas anodins, estime ainsi Michel Kawnik, notamment les produits chimiques dans l’alimentation, mais aussi certains traitements médicaux comme la chimiothérapie ou la contraception. Il faudrait repenser nos modes de vie pour limiter cette pollution. Tout ce qui est ingéré et accumulé durant la vie se retrouve dans les sols à la décomposition des corps », plaide-t-il.

À côté du formol, l’attention de l’association se focalise sur un métal pauvre retrouvé dans de nombreux corps : le mercure. Michel Kawnik considère que la crémation est « la première pollution mercurielle de France », notamment du fait des amalgames dentaires en mercure très utilisés il y a quelques décennies dans l’Hexagone. 17 tonnes de mercure dentaire seraient placées dans la bouche des Français chaque année. Des chiffres avancés dans une tribune publiée en 2012 par un groupe de chercheurs et acteurs publics, dont Michèle Rivasi, eurodéputée EELV. L’association Non au mercure dentaire rappelle par ailleurs les résultats d’une étude anglaise de 2003. Celle-ci a suivi pendant 37 ans, près de 240.000 femmes enceintes et résidant près d’un crématorium. Les chercheurs ont conclu à un risque accru de 17 % de spina bifida (développement incomplet de la colonne vertébrale) et de 12 % de défauts cardiaques chez les nouveau-nés. La Suède a estimé quant à elle en 2000, que les rejets de mercure liés aux crémations représentaient environ un tiers des émissions de mercure nationales. Dans son article, Claude Bouriot estime ainsi que sur les 150 crématoriums présents en France en 2011, « sept tonnes de formaldéhyde pur » étaient incinérées, soit « 47 kilos par crématorium et par an, avec cependant une diversité entre les crématoriums urbains, qui pratiquent plus de crémations ».

« Il y a un véritable risque avec les crématoriums sans filtre, qui laissent échapper des fumées toxiques » 

Face à cette situation, la législation s’est renforcée peu à peu, faisant reculer les émissions globales de mercure. En effet, le rapport Secten, datant d’avril 2013 et rédigé par le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa), estime que 4,7 tonnes de mercure ont été rejetées dans l’atmosphère en France en 2011 — contre 24,7 tonnes en 1990. Toutefois, le nombre de crémations n’a jamais été aussi important : autorisée depuis 1889, la crémation représentait 1 % des obsèques en 1979, 32 % en 2012, et près de 40 % actuellement. La question des amalgames dentaires (même s’ils sont de moins en moins utilisés), et des rejets de mercure reste donc brûlante.

Pour limiter ces pollutions, l’arrêté du 28 juillet 2010, « relatif à la hauteur de la cheminée des crématoriums et aux quantités maximales de polluants contenus dans les gaz rejetés à l’atmosphère », indique que « les quantités maximales de polluants contenus dans les gaz rejetés à l’atmosphère des installations de crémation autorisées » doivent être mises en conformité avec les chiffres indiqués par ledit arrêté, « dans un délai de huit ans à compter de la date de publication du présent arrêté ». Ce qui impose donc aux crématoriums de s’équiper de filtres.

Selon l’Afif, la France est l’un des rares pays où les crématoriums ne sont toujours pas équipés de tels filtres. « Il y a une véritable action des lobbies, qui affirment que le délai laissé pour s’équiper était trop court, c’est scandaleux ! s’indigne Michel Kawnik. Les pompes funèbres sont des sociétés privées, à but lucratif, qui ne voient que leur rentabilité, sans tenir compte de la santé des personnes vivant près de ces installations, ajoute-t-il. Selon les services funéraires de la ville de Paris, 5 à 10 % des 171 crématoriums se trouvant sur le territoire ne seront pas équipés de filtres début 2018. Pourront-ils alors continuer à fonctionner, malgré leur défaut d’équipement ? » La profession a alerté les pouvoirs publics en prévenant que tous les crématoriums ne seraient pas équipés à la date requise. « Nous n’avons pas eu de réponse », explique Pierre Larribe, conseiller juridique à la CPFM« Il y a un véritable risque avec les crématoriums sans filtre, qui laissent échapper des fumées toxiques, concède le thanatopracteur Dimitri Girardi. Mais il s’agit de quantités minimes par rapport à une raffinerie ou aux gaz d’échappement. » Il estime que les soins de thanatopraxie ne « rajoutent pas de toxicité dans les fumées », et ajoute qu’au niveau des sols, « aucune étude n’a été menée ».

« Aucune étude n’a encore été réalisée sur l’impact du rite funéraire » 

Quelle méthode privilégier dans ces conditions ? Peut-on estimer, de l’inhumation ou de la crémation, laquelle présente l’impact environnemental le moins négatif ? Difficile d’être catégorique. « On parle tout le temps d’écologie, mais aucune étude n’a encore été réalisée sur l’impact du rite funéraire », dit François Michaud-Nérard, directeur des Services funéraires de Paris. Le 12 octobre 2017, les Services funéraires de la ville de Paris ont publié une étude analysant et comparant les impacts écologiques de l’inhumation et de la crémation dans la région Ile-de-France. Cette étude locale ne prend pas en compte les soins de thanatopraxie ainsi que leur potentielle toxicité, mais les résultats ouvrent des pistes de réflexion. Selon l’étude, l’inhumation équivaudrait, en moyenne, à 3,6 crémations en matière de gaz à effet de serre équivalent CO2, soit 11 % des émissions d’un Français sur un an, ou 4.023 km en voiture de tourisme transportant une personne. En effet, une inhumation en pleine terre sans monument a un impact écologique légèrement inférieur à celui de la crémation, mais si elle s’accompagne de la construction d’un caveau et de la pose d’un monument, le ratio passe à plus de 5 crémations. Le processus de fabrication du béton constituant les caveaux est très énergivore, et donc très polluant. Pour réduire l’impact des rites funéraires, l’étude fournit quelques pistes d’actions, comme par exemple, diminuer le poids des cercueils ou réduire les quantités de vernis et de teinte.

Les auteurs recommandent également de récupérer la chaleur des gaz produite par la filtration dans les crématoriums, de réutiliser les caveaux existants ou de diminuer le bétonnage systématique des cimetières. « Il est possible d’imaginer à l’avenir des moyens mis à disposition des familles pour les guider dans leurs choix, qui ne seront plus fondés uniquement sur des critères économiques et culturels, mais également sociaux et environnementaux », affirme l’étude.

Mais la question des changements de pratiques dans ce domaine demeure sensible, comme l’atteste l’accueil mitigé des proches de défunts vis-à-vis des politiques « zéro phyto » pour le traitement des mauvaises herbes dans les cimetières. « Si changement il y a, il ne pourra se faire que sur le temps long, estime Pierre Larribe. Pour la crémation, nous n’avons pas la main sur ce qui est mis dans le cercueil. De plus en plus de défunts sont habillés de vêtements synthétiques, mais l’être humain n’est pas rationnel quant à la mort et il est difficile de demander aux proches que le défunt soit nu, même si cela polluerait moins. Il faut prendre en compte cette dimension sociale et culturelle, qui n’est pas simple à encadrer et réglementer. »

 

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