DIJONSCOPE

L'information indépendante en Bourgogne

 Janvier 2012

Auteur : Alain Jay

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La sagesse populaire l’affirme : nous sommes tous égaux devant la mort. La sagesse populaire se console comme elle peut car en pratique, les fins de vie ne se ressemblent pas, ne serait-ce que par les différences de prises en charge médicales. Au-delà, le temps de la mort ne semble pas non plus égalitaire ; un comble. De la fosse commune au Panthéon en passant par le cimetière militaire ou le tombeau pharaonique, les morts ne sont pas logés à la même enseigne.

Déjà Hérodote rapporte que l’embaumement pratiqué par les Égyptiens - et réservé en tant que tel à l’élite - prenait trois formes selon le rang social du défunt, sa richesse et les vœux de sa famille. Aujourd’hui, en France, avec l’interdiction faite aux corps infectés par le virus du Sida de pouvoir bénéficier des soins de conservation - l'embaumement moderne -, de nombreuses associations dénoncent une discrimination post-mortem. Quel est le sens d’un débat qui porte sur quelqu’un qui n’existe plus ?

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Levée de boucliers et bataille rangée

Le gouvernement décidait de maintenir une interdiction ancienne, celle de pratiquer des soins de thanatopraxie - soins de conservation -, en particulier sur des corps de personnes atteintes par le VIH. Malgré l’espoir qu’avaient suscité quelques aménagements législatifs, l’interdiction définie par l’arrêté du ministère de la santé du 20 juillet 1998 restait donc en vigueur. Le Haut Conseil de la santé publique et le Conseil national des opérations funéraires, sous la houlette du ministère de la Santé, maintenaient finalement le VIH dans la liste des virus excluant les soins de conservation pratiqués sur les corps.

 Or de nombreuses associations militent en faveur du retrait de cette restriction dans la pratique des soins de conservation. Quarante-six d’entre elles ont écrit en ce sens au ministre. De son côté, l’association des élus locaux contre le Sida (ELCS), par une lettre ouverte adressée au ministre de la Santé, a protesté contre cette interdiction. L’association a également doublé cette démarche d’un courrier adressé au défenseur des droits, Dominique Baudis. Parallèlement, cette requête a été relayée pendant deux ans par plusieurs députés, y compris de la majorité, à travers les questions au gouvernement.

Finalement,  à la suite de la réunion organisée mardi 10 janvier 2012, le Conseil national du sida (CNS) a adressé ses dernières recommandations sur les opérations funéraires. En effet, le ministère de la Santé "admet la possibilité d’autoriser des actes de conservation invasifs des corps chez des personnes atteintes de certaines pathologies infectieuses, dont le VIH et les hépatites, dès lors que les conditions adéquates de pratique de la thanatopraxie auront été définies". Première victoire ?

La mort, soit. Et après ?

 "L’homme achoppe toujours sur l’incurabilité de la mort" écrit Louis-Vincent Thomas (Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1980). Il imagine un après, non par excès d’imagination mais à cause de sa difficulté à se représenter ce que Jankélévitch appelait "l’irréversibilité du temps".  Pour pallier cette difficulté, il a conçu un au-delà. Il a aussi conçu, d’une manière plus prosaïque, des statuts intermédiaires qui prolongent, vaille que vaille, la vie au-delà de la mort. Il imagine des fantômes, des vampires, des zombies et, bien-sûr, des morts-vivants. Le mort-vivant est un mort qui est encore vivant... Ou pour le dire autrement un vivant qui, après être mort, est encore vivant (mais mort).

Pas facile. On préfère toutefois cet oxymore et ce paradoxe à l’impensable absurdité du néant de la mort. Comprise comme une fin absolue, la mort est un non-sens. On se raccroche à ce qu’on peut : le corps, malgré les preuves de sa décomposition naturelle, doit dès lors être préservé, protégé. Les textes des instances officielles parlent d'ailleurs allègrement de "personne", comme si le corps conservait (jusqu’à quelle extrémité ?) les attributs du vivant et sa dignité.

D’une certaine manière, la personne humaine survit ainsi à la personne vivante. Plus étonnant encore, elle le fait à travers son corps. Du coup le cadavre, qui n’est plus quelqu’un, a cependant des droits. Le Code pénal va en ce sens. Il incrimine notamment les atteintes à l'intégrité du cadavre ou la violation et la profanation de sépulture (article 225-17). L'intégrité corporelle est protégée non seulement pendant la vie de la personne humaine mais également après son décès. Cette législation témoigne du fait que le vivant, devenu mort, appartient encore d’une certaine manière à la société et en particulier aux proches du défunt. Ainsi peut-on comprendre qu’ils sont en droit, à son décès, de réclamer pour lui (qui n’existe plus) quelque chose concernant son corps.

Les professionnels des missions funéraires savent par ailleurs à quel point les familles ont besoin de revoir le mort dans de bonnes conditions, des conditions de vie ou de sommeil, pour faire leur deuil : "C’est très important pour les familles de revoir leur mort dans de bonnes conditions, en sommeil", explique Norbert, agent d’amphithéâtre (chambre mortuaire) à l’hôpital de Chalon-sur-Saône (71). Le dernier regard doit être serein, plus serein que pendant l’agonie, car c’est sur lui que se reposera l’oubli.

Le cadavre est septique... or le Sida fait peur

Le Sida n’est pas une maladie anodine. "Au début du Sida, les morts nous arrivaient dans des doubles housses fermées et nous n’avions même pas le droit de les ouvrir", avoue Edgar, thanatopracteur en Bourgogne depuis trente ans. Le Sida fait toujours peur. Il faut dire que certains chiffres glacent le sang. On estime que le virus a fait entre 20 millions et trente millions de victimes dans le monde. En outre les campagnes de prévention, non sans bonnes intentions, forcent le trait.

Sans se livrer à une psychanalyse facile, il est en outre évident qu’une telle maladie, par son caractère sexuellement transmissible, par le fait aussi qu’elle a en particulier touché la communauté homosexuelle, ajoute les fantasmes à la peur dans une émulsion où chacun s’augmente de l’autre. Ce virus se conjugue à la tentation, il devient un séducteur mortel. Avant même d’être contaminé, on y est sensible, à travers le désir sexuel qui le véhicule. La maladie d’amour a réservé, au cœur, une place au virus. L’ennemi est en moi. Comment voulez-vous dans ces conditions que la peur ne s’emballe pas ?

"De toute façon, un cadavre est septique. Il faut toujours faire attention quand on le manipule. Il faut protéger les vivants", explique Michel Kawnik, président de l’Association française d’information funéraire (Afif). Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la mort du corps ne fait pas disparaitre les virus. Ce serait même plutôt l’inverse, dans la mesure où les virus n’ont plus à lutter contre les anticorps ni contre les médicaments. La putréfaction, d’une manière générale, favorise une nidification microbienne et virale qui oblige dans tous les cas le praticien à manipuler le cadavre avec précautions.

De fait, même à 2°C., le virus du Sida se maintient plus de deux semaines dans un corps sans vie (Cf. La thanatopraxie, état des pratiques et risques professionnels). Tout le monde semble s’accorder sur cette dangerosité potentielle, puisque le CNS lui-même reconnait que, "en matière d’opérations funéraires, les précautions universelles se révèlent d’autant plus nécessaires que les cadavres sont porteurs d’une flore microbienne composée d’espèces bactériennes potentiellement pathogènes et susceptibles de proliférer en période post-mortem. Tout corps traité doit donc être considéré comme une source de transmission possible". Il semble d’ailleurs que les thanatopracteurs, trop peu formés à ces questions sans doute, sous-estiment la gravité des dangers auxquels ils sont exposés.

Argument de l’État : le principe de précaution

Au vu des chiffres, le ministère de la Santé adopte une position de principe : le principe de précaution. Celui-ci s’applique même si le danger est faible, même s’il n’est pas certain, et pour ainsi dire en prévision d’un danger possible. Or le Haut Conseil de la santé publique, dans un rapport daté du 27 novembre 2009 sur la révision de la liste des maladies contagieuses portant interdiction de certaines opérations funéraires, estime que "le risque ne peut pas être considéré comme nul". Ceci d’autant moins que les soins incriminés sont pratiqués au domicile du défunt dans près d’un tiers des cas. Pour le VIH, seuls les soins de conservations sont interdits, sans que la mise en bière soit immédiate.

L’administration fait également valoir sa responsabilité en matière de santé publique. Au-delà de l’émotion légitime des familles du défunt, l’État avance la nécessité de protéger le personnel. La thanatopraxie ne peut être comparée ni aux soins adressés aux malades, ni aux prélèvements d’organes effectués sur les personnes décédées. Le Haut Conseil de la santé publique estime en effet que "la prise de risque infectieux, acceptable lors de soins à une personne malade dans des conditions bien définies, devient dans une perspective bénéfice/risque moins acceptable quand il s'agit d'une personne décédée" (Source : réponses aux députés).

Aux principes, associations et praticiens opposent les faits

Il se trouve qu’en pratique, pour le virus du Sida, les soins de conservation occasionnent pas ou peu de transmissions. Les études récentes ne font mention d’aucune transmission (alors qu’elles en notent pour d’autres virus), et il faut remonter trente ans en arrière, aux États-Unis, pour trouver deux cas de ce genre. Comparé aux autres virus, on note des risques beaucoup plus faibles. Même les revues de Thanatopracteurs en témoignent. Les associations réclament donc que l’État prenne en compte les faits plutôt que les principes.

Cette interdiction est jugée "juridiquement nébuleuse" par les professionnels. Du reste la pratique professionnelle ne la respecte pas toujours. Les thanatopracteurs mettent l’accent sur d’autres priorités : la rigueur avec laquelle le médecin traitant remplit l’acte de décès ou la conformité des locaux avec les exigences du métier par exemple. Ils connaissent le risque. "Lorsque nous pratiquons des soins de conservation, ajoute Edgar, nous sommes en contact direct avec le sang. Nous manipulons des instruments de chirurgie comme le scalpel, des aiguilles, des bistouris, nous posons des canules dans les artères. Ces soins sont proposés par les services de pompes funèbres. Ils sont acceptés par environ une personne sur deux en France. Ce n’est pas rien." En somme, la demande impose l’acte.

"Il faut aimer les gens"

Norbert travaille à la chambre mortuaire de l’hôpital public à Chalon-sur-Saône (71). Il n’est pas thanatopracteur et ne pratique donc pas de soins de conservation. "D’ailleurs, ils coûtent assez cher, environ 300 €. À l’hôpital, tout est gratuit. On assure un service qui permet de présenter le corps dans la dignité, pour le travail de deuil des familles. Les relations avec les familles occupent l’essentiel de mon temps de travail. C’est très important pour un service comme le nôtre. À côté de ça, je prépare le mort par une toilette, un habillage et une préparation plus technique : pause de coton aux endroits adéquats, couture de la bouche pour la maintenir fermée, etc.

Depuis que nous avons intégré le nouvel hôpital, nous sommes systématiquement informés de l’état sanitaire de la personne décédée. C’est je crois aussi le cas à Dijon, Montceau, etc. L’information entre les services passe mieux. Ceci dit, je n’ai pas changé ma manière de travailler. Une personne qui a le Sida, je la prépare et la présente comme une autre personne. On fait toute une polémique autour des risques en ce moment, mais c’est parce que les gens ont peur. Le virus ne va pas nous sauter dessus. Et il faut bien se dire que les gens ne sont pas plus infectés après le décès qu’avant. Et avant, on s’occupe bien d’eux.

C’est très important que la famille puisse voir leur proche dans de bonnes conditions, car ils sont justement dans cette habitude de le voir, surtout les derniers jours. Notre rôle est important, car la plupart des gens meurent maintenant dans des centres hospitaliers. À Chalon, il y a 800 décès à l’hôpital pour un total de 1.300 décès par an."

Le témoignage de Norbert montre que le soin apporté aux corps ne les concerne pas seulement eux, mais aussi leur famille et leurs proches. Si Norbert prend un soin scrupuleux à son travail, c’est donc moins par obligation légale vis-à-vis du cadavre que par obligation morale vis-à-vis des vivants. Il y a là une certaine logique, qui anticipe le droit. On note aussi que Norbert relativise la valeur des soins de thanatopraxie en tant que tels. Nous y reviendrons.

Pendant ce temps, la situation semble se débloquer et les associations remporter la partie. Une réunion réunissant tous les protagonistes a été organisée mardi 10 janvier 2012 pour trouver une solution. Bien que les associations aient claqué la porte en cours de journée, on se dirige vers une atténuation de l’article 2 du 20 juillet 1998, laquelle permettrait aux thanatopracteurs d’exercer leur art sur les personnes décédées et séropositives au HIV. Cette autorisation serait accordée sous réserve de remplir certaines conditions matérielles, notamment relatives aux locaux, dans l’exercice de cet acte post-mortem. Pour préciser ces conditions, un groupe de travail a été formé.

De profundis...

La conservation par formolisation est une pratique ancienne. Elle trouve essentiellement sa justification lorsqu'il est nécessaire de faire voyager le corps (décès à l’étranger par exemple). Elle était utilisée à cette fin pendant la guerre de sécession. Au Moyen Âge, l’embaumement avait également cette utilité. La technique permet aussi de retarder la décomposition des corps.

Michel Kawnik, président de l’Association française d’information funéraire (Afif), y voit d’autres raisons et d’autres enjeux : "Il faut bien dire qu’aujourd’hui, cette pratique a aussi l’avantage d’être très lucrative. Le formol coûte moins cher que l’eau de Javel ! Mais il n’est pas sans danger, et la France, en autorisant cette forme de thanatopraxie, fait figure d’exception. Si la plupart des grands pays européens l'ont interdite, c’est parce qu’elle est cancérigène pour ceux qui l’utilisent (ou pour les familles qui la laissent pratiquer à domicile) et très polluante, tant pour les nappes phréatiques (en cas d’inhumation) que pour l’air ambiant (en cas d’incinération, que seules la France et l’Angleterre autorisent encore).

Pour la conservation des corps, le froid (glace carbonique ou rampes réfrigérantes), ajouté à des soins de surface, présente pourtant tous les avantages : on obtient de bons résultats, il est bon marché et ne nécessite pas de gros investissements. On voit donc que c’est essentiellement pour des raisons économiques que les sociétés de pompes funèbres proposent ce service. Souvent les centres de soins privés poussent à externaliser la gestion funéraire des corps, car cela libère de la place. L’industrie de la mort, à l’origine assise sur quelques gros groupes comme la Société des pompes funèbres générales, repose sur des conglomérats économiques aux identités éclatées, groupes d’investisseurs et fonds de pensions américains. Leur pouvoir est plus grand que leur éthique, et ils sont difficiles à repérer".

Dans ce débat sensible, où la mort, la maladie, l’imaginaire et la religion portent leur influence, le véritable problème pourrait être ailleurs que dans une discrimination. Car la thanatopraxie, telle qu’elle est pratiquée, pourrait n’être qu’une fausse bonne solution au traitement des corps de personnes décédées, qu’elles aient été ou non atteintes par le virus du Sida. Le combat des associations de lutte contre le Sida, au moment de gagner la partie, parviendra-t-il, même à son insu, à pointer du doigt une pratique pour le moins critiquable ?

Il faudrait pour cela reconnaitre les véritables raisons pour lesquelles ce combat a été mené, une nouvelle répartition du droit moral, en partie reporté sur les familles et les proches. Il faudrait ne plus se battre pour un droit, mais pour un principe, quitte à évoquer les faits. Quelle communauté prendra les rennes de cette nouvelle bataille, peut-être plus difficile ? Qui osera défier les fonds de pensions américains ? Les morts, paix à leur âme, n’y pourront rien, et les vivants pas grand chose. Il faudra peut-être, comme dans le troisième volet du Seigneur des anneaux, des morts-vivants...


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