De la toiletteuse au thanatopracteur. Prendre soin des corps après la mort

 

par Madame Laurence Hardy
Sociologue-anthropologue
Chargée de cours, université de Rennes 2
Formatrice en Institut de Formation en Soins Infirmiers
Formatrice en Institut de Travail Social

 

1La prise en charge de la mort et du corps des défunts a longtemps été l’affaire des femmes. Actives aux deux extrémités de la vie, naissance et mort, ce sont elles qui ‘font’ les morts, qui portent le deuil, qui perpétuent le culte des tombeaux par les visites au cimetière où elles prient, nettoient et fleurissent les tombes. Plus particulièrement, la toilette mortuaire a été, jusque dans les années 1975-1980, réalisée par des femmes (Verdier 1979). C’est l’acte par lequel s’opère la séparation d’avec le monde des vivants en donnant à la personne décédée son statut de défunt. Ce rite de passage marque le fait que la personne n’est plus vivante tout en continuant à être rattachée à la communauté des vivants, et qu’elle s’apprête à devenir cadavre. C’est par le temps d’exposition (deux, voire trois jours) puis par la sépulture, sorte de retour à la nature, que le défunt accède au statut de cadavre. Cependant, les transformations des sensibilités interrogent progressivement ce statut. Ainsi, ces vingt dernières années, la crémation s’est développée rapidement : elle ne représentait que 1 % des funérailles en 1985, passait à 23,5 % en 2004 et pourrait atteindre 35 % en 2015. Le changement de statut de défunt à cadavre n’est plus lié à la terre mais au feu et, surtout, il s’inscrit sur une durée très courte : en deux heures, le cadavre est réduit en cendres. Un autre changement réside dans les activités de soins aux morts qui visent à gommer les stigmates de la mort. Nous assistons alors à une nouvelle division du travail avec de nouveaux acteurs. Avec eux, le sens de la toilette est bouleversé : celle-ci devient alors un acte hygiéniste et technique exécuté par des ‘professionnels de la mort’, l’assistant funéraire puis le thanatopracteur. Loin de considérer que cette nouvelle organisation est liée à la seule technicité, je montrerai ici comment ce renversement s’inscrit dans la construction de nouvelles identités professionnelles, de nouvelles divisions des tâches en rapport avec le développement de la commercialisation de la mort. Dans le cadre d’une thèse sur l’évolution des attitudes autour de la mort en Bretagne, j’ai travaillé deux ans et demi dans une entreprise de pompes funèbres de Rennes. Par le biais de cette observation participante entre 1989 et 1991, j’ai pu m’entretenir avec des ‘professionnels de la mort’ du Grand Ouest, des familles endeuillées, des prêtres, des aumôniers des hôpitaux... L’inscription dans cette entreprise m’a également permis de faire une étude documentaire des dossiers et ainsi de remonter aux années 1970. J’ai par ailleurs choisi de rencontrer des personnes de plus de 75 ans afin qu’elles me rappellent le déroulement des funérailles d’autrefois et j’ai réalisé de nouveaux entretiens auprès des professionnels et des familles endeuillées à partir des années 2000, qui m’ont permis de conjuguer différentes sources et différents matériaux pour mesurer cette évolution.

De la toiletteuse à l’infirmière

2Jusque dans les années 1975, l’Église catholique fixe dans un cadre rigide les cycles de la vie. Et, au moment de la mort, elle est très présente, de l’administration de l’extrême-onction lors de l’agonie jusqu’aux funérailles. Cependant, elle confie pour un temps le corps du défunt à la toiletteuse qui, secondée parfois par quelques autres femmes, prépare le corps en vue de son exposition sur son lit d’apparat.

Un rite d’entrée

3La toiletteuse prend donc en main le déroulement de la toilette mortuaire et désigne ce que chacune doit faire. Dans la mesure où la ‘communauté féminine’ est très participante au moment de la mort, toutes en connaissent les gestes sans qu’il soit nécessaire de les expliquer : « Ça se faisait comme ça », « C’était comme ça », me disent des femmes âgées rencontrées. L’anthropologue Françoise Zonabend (1980) explicite le sens de cette pratique :

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Maladies clandestines ou maladies publiques, chaque famille assume son destin : un destin de mort, que les femmes ont la charge de gérer. Une charge dont jadis elles recevaient les attributs lors de leur mariage. De leur mère, l’ample châle noir qu’elles portaient à la messe d’enterrement d’un parent et le « cierge de la famille » qu’elles allumaient lors d’un décès d’un membre de la maisonnée ; de leurs belles-mères, la robe du lendemain, robe de couleur sombre qu’elles portaient en toutes occasions cérémonielles. La mort, la vie sont des langages féminins. Il y a peu d’années, la même femme assistait les femmes en couches et s’occupait de la toilette des morts. La vie, la mort entre les mains des femmes ne cessent de se confondre. Tant il est vrai qu’être femme, c’est donner la vie mais aussi connaître la mort, l’accepter, pleurer quand il faut, pour qui il faut.

5Cette représentation de la fatalité du destin féminin est ramenée à des qualités naturelles innées. La toilette ne répond donc pas en premier lieu à des exigences hygiénistes, mais conditionne le destin de l’âme du défunt qui vient de recevoir la dernière communion : le viatique aide dans ce voyage vers Dieu. Le temps de la toilette est donc un ‘entre-deux’ puisque la personne n’est plus vivante, mais elle n’est pas encore cadavre. Pendant ce temps, les femmes déshabillent le corps et le lavent à l’eau tiède, puis elles l’habillent de ses plus beaux vêtements pour qu’il soit présentable devant le Créateur. Françoise Loux (1983) désigne l’importance de l’habillage en ces termes :

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Il était rituel de vêtir d’habits de fêtes, que généralement le défunt avait mis de côté à cet effet.

7La toilette mortuaire et les rites qui en découlent sont donc orientés vers l’intérêt du défunt et son destin post mortem. C’est donc un rite nouant une ultime relation avec le cadavre qui est encore une personne, tout en préparant symboliquement sa renaissance. La symbolique qui justifiait la toilette mortuaire s’inscrit dans un rite de passage en tant que purification permettant l’accès à la vie éternelle. C’est donc un rite ‘d’entrée’ orienté vers le défunt, qui rendait de la sorte possible son accession à une nouvelle vie.
La toiletteuse est une femme étrangère à la famille car les proches du défunt n’ont pas la force nécessaire à cette proximité corporelle ; elle est ainsi moins impliquée affectivement et elle a donc la caractéristique d’être ‘plus forte’, non pas forcément physiquement mais avant tout moralement. Entourée d’autres femmes, elle est très expérimentée et guide la toilette qui part du bas du corps du défunt jusqu’au visage où les soins sont encore plus minutieux.

Le dernier hommage d’une soignante

8Dans les années 1980-1985, la toiletteuse est progressivement remplacée par l’infirmière. La toilette mortuaire devient alors un geste qui se technicise davantage ; non pas que la technique n’existait pas avec la toiletteuse : les femmes rencontrées la présentent comme allant de soi et ont donc du mal à l’expliciter ; mais sa transmission et surtout son sens en termes de rite de passage, se transforme.

9Nous sommes ici dans un ‘entre-deux’ dans la mesure où ce geste se technicise : il n’est plus transmis de femme à femme par mimétisme mais relève de l’acquisition d’une technique respectant un protocole, enseigné dans une perspective d’exercice professionnel. Tant l’infirmière que la toiletteuse ont donc toutes deux un savoir concernant le corps ; la différence est d’ordre symbolique : la toiletteuse est ‘déléguée’, connue et reconnue par la communauté villageoise ou locale, tandis que l’infirmière est une professionnelle, appelée par les proches endeuillés. C’est le début de l’intimisation de la mort : l’infirmière est donc amenée à accomplir des gestes techniques relatifs à la mort, mais elle ne les inscrit plus — ou plus autant — dans une dimension symbolique. Même si chaque soignante mobilise, au-delà de la technique qu’elle met en œuvre, des valeurs et des croyances, cette technicisation écarte progressivement la ‘communauté participante’ afin de respecter les protocoles et l’hygiène devient un élément de plus en plus important.

10Cependant, jusque dans les années 1990-1995, l’infirmière libérale, qui a accompagné la personne défunte sur une durée plus ou moins longue, réalise la toilette aussi en tant que dernier hommage au patient — elle est alors gratuite. Depuis, elle peut encore être effectuée par une infirmière libérale lors d’un décès au domicile — un relevé d’honoraires est alors remis à la famille ou au notaire. La toilette mortuaire reste un soin qui s’inscrit donc dans la continuité de la prise en charge du patient que l’on a accompagné, mais elle est facturée. La professionnelle peut être aidée par d’autres personnes de l’entourage : il s’agit donc d’un temps de partage entre le soignant et les proches.
Mais c’est avec la construction d’identités et de ‘catégories professionnelles’ hautement spécialisées que la transformation des pratiques s’accélère. Un nouveau partage des ‘tâches’ qui s’inscrit dans des métiers de plus en plus spécifiques se développe ; dans cette nouvelle division du ‘travail’, des hommes y prennent alors une place de plus en plus grande. Apparaissent en particulier l’assistant funéraire lorsque le décès a lieu au domicile, l’employé du funérarium lorsqu’il a eu lieu en institution hospitalière puis, quel que soit le lieu, le thanatopracteur.

La construction d’une identité professionnelle et la commercialisation de la mort

11La professionnalisation de la toilette mortuaire a donc été initiée par les infirmières et aboutit à un métier spécialisé — et facturé à un coût élevé — avec le thanatopracteur. C’est parce que la ‘technicisation hygiéniste’ s’inscrit dans un système de valeurs viriles que le métier se masculinise. Car il ne s’agit pas seulement de laver autrement et d’habiller ; les interventions conduisent à vider des artères de leur sang et des organes de leur contenu, à injecter des produits, à maquiller…

La médicalisation de la mort accélère l’intervention de spécialistes

12La médicalisation de la mort se fait en deux temps. Premier temps : l’agonisant est ramené à son domicile pour y mourir ou bien le défunt est aussitôt reconduit à son domicile après son décès pour être présenté dans son lit d’apparat : la toiletteuse y trouve pleinement sa place. Second temps : dans les années 1985-1990, le corps du défunt est laissé au funérarium de l’institution hospitalière ou, plus récemment, est présenté en chambre mortuaire ou en chambre funéraire. La thanatopraxie et le séjour en chambre funéraire, chambre mortuaire ou funérarium s’entretiennent mutuellement : on enregistre proportionnellement davantage de soins de conservation lors du passage en chambre funéraire et, inversement, les soins somatiques rendent possible et, par là, inclinent à l’exposition. À l’intérieur de l’institution hospitalière, c’est d’abord la maladie puis la mort qui se médicalisent. Et, comme les rituels se déroulent la plupart du temps hors de l’hôpital, la ‘familiarité’ avec la mort ne se maintient pas. L’institutionnalisation de la mort facilite l’intervention de professionnels tandis que la petite dimension des chambres rétrécit le nombre des proches autour de l’agonisant. Et après le décès, des religieuses d’abord puis des employés du funérarium vont procéder à la toilette mortuaire.

13Ainsi, progressivement, même lorsque le décès a lieu au domicile ou quand le défunt y est ramené, les gestes autrefois connus des femmes qui s’assistent, ne le sont plus. Une Vitréenne exprime son désarroi quant à la perte du sens de la toilette mortuaire :

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Quand mon fils est mort, ma bru a fait appel à Monsieur Légal [infirmier] pour faire sa toilette. Moi, j’aurais été là, j’aurais aimé faire la toilette de mon fils. Mais maintenant, toutes ces coutumes se perdent, et ma bru, elle ne l’avait jamais vu faire.

15Un assistant funéraire de Rennes explique les conséquences de la défamiliarisation de ces gestes à partir de sa propre expérience :

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Quand on est appelé à un domicile, il faut être très prudent dans ses gestes. Bien sûr, pour nous, la personne est morte et donc, on ne peut pas lui faire mal. Pour les proches, ce n’est pas du tout la même chose. Tordre le bras, faire des gestes brusques… c’est très mal ressenti par les proches car il reste toujours l’idée qu’on fait mal au défunt. D’ailleurs, quand je peux être seul, c’est plus facile. Car normalement, on n’a pas à porter le corps. En le basculant, on doit y arriver tout seul. La présence du professionnel conduit à écarter le ‘réseau’ local de toute participation au moment de la toilette. Et quand s’exprime cette volonté participative, elle est de plus en plus perçue comme gênante par les professionnels.

17Pourtant, depuis les années 1995, les proches sont de nouveau invités à partager la toilette mortuaire lors d’un décès en institution hospitalière. Une élève infirmière s’inquiète, comme l’assistant funéraire, de la difficulté de la toilette mortuaire en leur présence :

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Peu y répondent, et c’est tant mieux ainsi. On leur propose toujours, on leur demande aussi de quels habits la personne doit être revêtue, mais notre mission est plus difficile lorsque les proches y assistent. On est parfois gênés, il y a des gestes un peu disgracieux, et puis on se demande toujours comment ils vont réagir.

19Le passage de la toiletteuse à l’infirmière marque une moindre affirmation, voire importance donnée à la dimension symbolique de la toilette mortuaire ; mais elle ne disparaît pas. Et de par les défenses que les soignantes mettent en œuvre pour supporter la souffrance générée par le contact avec les cadavres, il apparaît de moins en moins opportun que des proches se joignent à elles car elles risquent alors d’être débordées par l’émotion des familles. Il s’agit aussi de sollicitude à l’égard de la famille endeuillée qui était auparavant obligatoirement écartée car trop proche du défunt.

20Selon les analyses classiques, la présence en nombre des femmes dans une profession aurait tendance à la dévaloriser. La nouvelle profession de thanatopracteur — et non de thanatopractrice — révèle l’accentuation de la commercialisation de la mort avec un marché parallèle à celui des pompes funèbres. C’est en 1975 que se met en œuvre une nouvelle réglementation qui reconnaît la thanatopraxie, qui portera désormais le nom de ‘soins de conservation’. La loi du 8 janvier 1993 oblige le thanatopracteur à être titulaire du diplôme national et de disposer d’une habilitation préfectorale : il ne suffit plus alors d’avoir exercé des soins de conservation pour être reconnu comme thanatopracteur, mais il faut avoir suivi une formation. Une volonté avait été manifestée lors des débats autour de cette dernière loi afin que la profession soit enseignée dans les services publics des centres hospitaliers universitaires (chu). Aujourd’hui, il existe huit écoles qui préparent à cette profession dont une seule est rattachée au chu, celle d’Angers. Le praticien doit mener à bien un soin devant ses pairs après avoir réussi une épreuve théorique portant tant sur l’anatomie et la physiologie élémentaires que sur la médecine légale, la microbiologie et l’hygiène, la toxicologie, etc. Nous pouvons penser que ce qui contribue à valoriser cette profession, c’est sa médicalisation ; médicalisation du corps mort qui ne fait que prolonger celle, dans un premier temps, du corps vivant puis celle, encore plus récente, du corps mourant avec le développement des soins palliatifs. En 1990, on compte environ 370 thanatopracteurs en France ; ils sont environ 700 aujourd’hui ; une des difficultés rencontrées pour en connaître le nombre exact est que la liste des thanatopracteurs n’est pas mise à jour. Pour avoir un ordre d’idée, une des listes disponibles révèle, après décompte, que 90 % d’entre eux sont des hommes.

21Par contre, cette valorisation ne s’est pas étendue hors des professionnels des pompes funèbres : des sondages d’opinion montrent que les trois métiers les plus mal aimés des Français sont éboueur, croque-mort et thanatopracteur. Le déni de la mort dans notre société conduit à faire passer les métiers des pompes funèbres et celui de thanatopracteur comme de ‘sales boulots’ (Hughes 1996). Il s’agit en effet de laver des cadavres et de les débarrasser de leur souillure, de les porter pour la mise en bière. Pour une thanatopraxie, certains organes sont vidés… cela produit donc de mauvaises odeurs. Ce dirty work, analysé par Everett C. Hugues, est mal connu en France et les thanatopracteurs ne souhaitent pas relater en détail leur intervention : ce qui prime pour eux, c’est le résultat final, que le défunt paraisse ‘presque vivant’. Notre question sur la valorisation de la profession liée à la présence importante d’hommes reste donc ici ouverte. Un élément important à prendre en compte est la commercialisation/marchandisation de la toilette : si la toiletteuse ne se fait pas rémunérer mais est reconnue par le réseau local pour son ‘savoir-faire’, sa ‘force’, non pas physique, mais sa capacité affective à mettre à distance la mort, le tout inscrit dans une symbolique très forte, le thanatopracteur est rémunéré pour des compétences techniques spécifiques et est surtout reconnu par ses pairs. À noter également que presque tous les premiers thanatopracteurs relevaient des métiers de la ‘pompe’. La loi de 1993, qui oblige à une formation spécifique bouleverse peu cette reproduction sociale : de nombreux élèves ont des parents qui appartiennent à ce milieu quelque peu fermé. Tant les professionnels de la pompe que les thanatopracteurs se sont munis d’un code de déontologie pour tenter de revaloriser leur image, en se présentant comme des ‘accompagnants’ et non des commerçants ; reste que leur image change peu. Peut-être est-ce lié aussi au déni de la mort par la société qui fait qu’il leur est difficile de bousculer ces représentations sociales ? C’est ce que souligne Pascale Molinier (2003) :

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Le tabou culturel, qui frappe simultanément les activités en relation avec des déjections ou des cadavres et la parole de ceux/celles qui réalisent ces activités, tend à masquer opportunément le tabou, encore plus profond, de la sexualité et des ambiguïtés de l’affectivité.
(p. 307)

23Il est d’ailleurs difficile de donner des chiffres quant au nombre de soins de conservation réalisés en France : l’enjeu — économique, entre autres — est tel que les estimations varient beaucoup entre les professionnels et les associations de défense des consommateurs spécialisées dans les conseils lors d’un décès ; aussi me limiterai-je ici à une fourchette qui ne peut qu’étonner. Déjà en 1990, l’Institut français de thanatologie (ift), dans son rapport d’activité, note une augmentation sensible du nombre de corps traités par soins de conservation, soit 140 000 corps sur 540 000 décès par an en France. En 1991, il yaurait eu 150 000 corps traités ‘au minimum’ pour reprendre les termes du rapporteur. Il est alors observé :

Pour la première fois ainsi, la proportion de 30 % des décès sera atteint.
Selon les professionnels du funéraire, 40 % des corps seraient ainsi conservés. Par contre, pour l’Association française d’information funéraire (afif), seulement 8 % environ des corps ont subi une thanatopraxie. Pourquoi de tels écarts et quel est l’enjeu de cette course aux pourcentages ? Selon la même association de défense des consommateurs, l’annonce de tels chiffres a pour but de conditionner le public à la banalisation et à l’acceptation de cette pratique qu’elle-même n’encourage pas.

L’esthétisation progressive de la mort

24En comparant les dossiers d’organisation des funérailles de 1979 à ceux de 1989 d’une entreprise de pompes funèbres de Rennes, ont voit émerger de nouvelles techniques qui ont été appropriées par des hommes et qui relèvent non plus principalement du symbolique mais de l’hygiène et de la conservation. Il s’agit de la pose de carboglace et de la présentation du défunt sur table réfrigérante. Ce qui est mis en œuvre ici, c’est le ralentissement du processus de décomposition du corps.

25Si la toiletteuse agit ‘sur’ le corps par le lavage puis l’habillage et la présentation du défunt, ces nouvelles techniques agissent dans un premier temps ‘autour’ du corps ; la toilette devient alors un acte technique conduisant à l’exposition sur la table réfrigérante ; il faut freiner la thanatomorphose. La différence entre agir ‘sur’ et ‘autour’ du corps dénote ici une prise de distance : moins de corps à corps mais des techniques masculines qui œuvrent pour cacher — voire nier, surtout avec la thanatopraxie — la vulnérabilité, voire la fin humaine ; l’étude de Patricia Paperman et Sandra Laugier (2005) sur les « gens vulnérables » et celle de Pascale Molinier (2003) sur le « care à l’épreuve du travail » montrent par ailleurs que la virilité est construite sur ce déni de la réalité tandis que la féminité — au sens social — est au contraire centrée sur la reconnaissance de cette vulnérabilité. C’est d’abord l’assistant funéraire qui intervient ‘autour’ du corps puisqu’en 1979, seules cinq thanatopraxies sont pratiquées sur cent cinquante dossiers. Un assistant funéraire de Rennes explique les débuts de la pratique de la thanatopraxie :

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En 1979 et bien après, il n’y avait qu’un seul thanatopracteur pour toute la Bretagne. Aujourd’hui, il y en a un pour Rennes et la profession s’est beaucoup développée.

27La thanatopraxie agit quant à elle ‘dans’ le corps puisqu’une artère est vidée et que du formol est injecté. Une nouvelle forme de présentation est à l’œuvre : maquillage discret, ecchymoses dissimulées, affaiblissement du rictus de la mort… suivent la toilette. À l’hygiène s’ajoute ici l’esthétique. Un thanatopracteur de Rennes explique ce renversement :

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Autrefois, la toilette funéraire fixait dans une sorte d’image idéale la mort avec le chapelet, la croix et tout ça… Maintenant, nous, on cherche plus à rendre au cadavre les apparences de la vie.

29Le thanatopracteur accorde un rôle important à l’apparence du cadavre. Il utilise des produits de maquillage afin d’estomper les stigmates de la mort. Cet attachement à l’apparence physique par ces professionnels pourrait laisser croire à un renversement du sens de la toilette ou de la thanatopraxie : elle ne ‘fixe’ plus la mort mais est « réanimatrice d’un semblant de vie » au service des proches endeuillés qui en font la demande — et non pas encore au service du défunt qui en a exprimé le souhait avant son décès. Mais avec l’augmentation du nombre de contrats obsèques qui consistent à préparer et financer ses propres funérailles dans les moindres détails, ce service au défunt aura bien lieu, avec cependant un bémol : la thanatopraxie est présentée comme ‘presque obligatoire’ lors de la souscription à ce type de contrat. Il s’agit donc davantage de cacher les signes de la thanatomorphose plus que de ‘séduire’ ou, s’il y a séduction, c’est dans le sens de ‘beau défunt’ et comme ‘marquage’ du déni de la mort : le statut de défunt prend encore davantage d’importance ; celui de cadavre est reporté, voire nié. Car ce travail est peu visible mais colle aux représentations sociales de ‘belle mort’ d’aujourd’hui.

30Les thanatopracteurs, issus de la pompe, ont déjà les défenses viriles ad hoc pour participer à ce déni, l’ayant hérité par transmission transgénérationnelle. Dans leurs propos, l’esthétique vaut comme support des derniers échanges ou d’ultime relation. Ils disent ne pas voir la ‘personne morte’ mais ‘quelqu’un’ à qui il faut redonner des expressions de vie en faisant disparaître l’aspect livide… Très souvent, la commande de soins de conservation provient de l’entreprise de pompes funèbres ; le thanatopracteur ne rencontre pas les proches — sauf lorsque le corps est au domicile, ce qui est de plus en plus rare. L’assistant funéraire précise alors à la famille qu’elle doit choisir les vêtements qu’elle souhaite voir porter par le défunt. L’apparat, longtemps lié à la toilette mortuaire, s’efface pour laisser progressivement la place aux vêtements — et non plus la chemise de nuit pour les femmes — que le défunt ou ses proches aimaient. Le choix est donc lié au sens donné à certains vêtements.

31D’ailleurs, ce corps ‘transformé’, re-présenté par le spécialiste n’est parfois pas reconnu par les proches. Il est fréquent que l’assistant funéraire reçoive une dernière fois ces clients quelques jours après les funérailles pour le règlement des frais d’obsèques et aussi souvent parce qu’ils souhaitent faire publier dans la presse locale un avis de remerciement. C’est l’occasion pour lui de leur demander ce qu’ils pensent des soins de conservation qui avaient été présentés, lors de la première rencontre ayant eu pour but d’organiser les funérailles, comme des soins de présentation : il insiste généralement sur le fait que le défunt sera « beaucoup plus beau », selon ses termes ; la conservation du corps n’est que le second argument à la promotion de la thanatopraxie. Lors d’une de nos observations dans une entreprise de pompes funèbres, un veuf a fait part de son désarroi à la vue du maquillage des lèvres de son épouse qui a eu pour conséquence « qu’il ne la retrouvait pas », dans le sens où le contour des lèvres dessinées après avoir atténué le rictus de la mort ne correspondait plus à celui de son vivant. Tant la thanatopraxie que la toilette mortuaire mettent en œuvre des savoir-faire discrets, minutieux et, pour parvenir à leur but, les moyens employés ne doivent pas attirer l’attention, non pas ici de celui qui en bénéficie, mais des proches. Il faut coller à des particularités qui ne sont pas connues. Le ‘soin’ a échoué quand il se voit trop ou qu’il ne permet pas de reconnaître l’être tel qu’il se présentait/re-présentait de son vivant. La sociologue Simone Pennec (2000) rapporte l’importance de l’image du visage pour les proches :

Les perceptions du visage du défunt sont essentielles aux vivants qui veulent y retrouver le ‘vrai’ visage du parent, entendu sans fard ni maquillage et ‘emprunt de sérénité’.
Le visage doit donc être reconnaissable et ressemblant. D’où la difficulté pour le thanatopracteur qui n’a pas connu la personne de son vivant et qui ne fait pas appel aux proches. Les soins de conservation ne font pas encore partie des pratiques courantes — contrairement aux États-Unis où le processus est le plus poussé en termes d’idéaux de propreté, de salubrité, de ‘présentation’ avantageuse et de conception selon laquelle l’intégrité physique de la personne ne peut être affectée, ne serait-ce que par la mort : auparavant, l’état de mort n’était pas caché mais hiératisé. Ces dix dernières années, cette hiératisation s’est transformée sous le poids des valeurs d’esthétisme et de ‘beauté’ qui s’étendent à tous les âges de la vie pour atteindre la mort. Lorsque le corps du défunt est exposé en chambre mortuaire, l’agent hospitalier maquille légèrement le visage du défunt ; quand il est déposé en chambre funéraire — gérée par les entreprises de pompes funèbres —, les mêmes procédés sont utilisés par l’employé funéraire ; tout comme lors d’une toilette au domicile faite par l’infirmière libérale. Le mort, exposé sur son lit d’apparat est en passe de devenir un élément de la lignée familiale et de la mémoire collective. Avec les soins de conservation, encore peu utilisés en France, le mort est re-présenté, célébré comme une personne, restauré dans son image : il se déplace du côté des vivants, participant ainsi à la même logique de ‘retenue’ du défunt, en s’efforçant de le garder le plus possible du côté du ‘vivant’. Nous voyons donc apparaître trois moments : le premier est marqué par une mort hiératisée ; le second, qui représente la mort ‘commune’, est une dissimulation des stigmates de la mort par un léger maquillage ; le troisième, qui se développe timidement en parallèle au second, une dissimulation du cadavre et une re-présentation du ‘mort-vivant’. Du côté du thanatopracteur, il y a reconnaissance de la qualification par ses pairs, tandis que pour les familles, son travail est presque invisible car il doit ‘coller’ aux représentations de la ‘belle mort’. Du côté des agents hospitaliers, la direction des établissements manifeste ces dernières années une volonté de féminisation de cette profession au non d’une compétence innée à la compassion et à l’empathie ; alors que les employés des funérariums ont longtemps été majoritairement des hommes.

Vers l’inversion du sens

32Si la toilette mortuaire était un rite d’entrée — vers l’au-delà — les soins de thanatopraxie sont-ils des rites de sortie à l’attention des survivants ?

D’un rite d’entrée à un rite de sortie

33C’est ce que considère l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, dans le sens où la nouvelle vie du défunt est celle qu’il aura dans nos mémoires, d’où l’importance de réussir sa ‘sortie’ et de laisser une dernière image magnifiée. L’esthétique ici retrouve, selon lui, toute sa valeur. Il analyse aussi la transformation du sacré :

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On perçoit aussi un déplacement sensible du sacré vers le corps du défunt. […] À la purification d’autrefois s’est substitué le prétexte de l’hygiène qui n’est peut-être que l’équivalent rationalisé du numineux : à la déférence familiale, l’anonymat rassurant ; à l’acceptation d’une certaine mort, le déni de la mort. Et pourtant, ce cadavre ainsi bricolé produit à sa manière une certaine sacralité, laïque cette fois, cadavre embelli, dont il faut se libérer mais que l’on doit aussi honorer.
(Thomas 1985, p. 192)

35Il y aurait donc un passage de la vie éternelle dans l’au-delà à la perpétuation de l’image ‘apaisée’ du défunt par la mémoire des proches. Cela ne renforcerait-il pas l’intimisation de la mort ? La diffusion des soins de thanatopraxie n’est pas rapide ; elle rencontre des freins liés à la représentation de la ‘belle mort’, au sens à lui donner — de la conservation à la présentation, voire la re-présentation —, enfin au coût de cette intervention. Il nous manque aujourd’hui des données précises qui nous permettraient de savoir qui sont, précisément, parmi les familles endeuillées, celles qui ‘choisissent’ davantage la thanatopraxie à la toilette mortuaire.
La nouvelle division du travail conduit donc aussi à un renversement du sens de la toilette : elle n’est plus orientée vers l’intérêt du défunt mais vers l’intérêt des proches et a pour but de montrer un mort ayant les apparences de la vie. La transformation globale du sens de la mort dans les sociétés occidentales implique une transformation de la division du travail de soin des corps, la création de nouveaux métiers techniques qui valorisent le travail de ‘la pompe’ en s’appropriant des techniques médicales.

De l’apparat au soin

36La toilette mortuaire, comme toute autre toilette corporelle, est considérée comme un soin. Ce geste technique et d’hygiène est coûteux psychiquement du fait de la confrontation avec la réalité de la mort. La division hiérarchique du travail permet de se protéger des atteintes psychiques de cette tâche en la déléguant parfois à des subalternes : l’aide-soignant ou l’agent de service hospitalier. Même si, lors de la formation en institut de soins infirmiers, la toilette tend à être revalorisée auprès des élèves (elle est présentée comme un véritable soin du corps), elle apparaît comme un dernier hommage au patient décédé ; elle reste parfois perçue comme quelque peu dévalorisante pour celui ou celle qui doit la faire. Pour d’autres personnes, elle comporte une charge psychique suffisamment lourde pour que les personnes souhaitent parfois en être épargnées. Dans certains établissements, il est prévu que les membres du personnel puissent, volontairement, procéder à la toilette mortuaire. L’exposition du défunt est envisagée pour que les résidents et les professionnels qui le souhaitent viennent se recueillir. La toilette mortuaire participe du ‘deuil’ de la personne soignée. Cet acte de soin ne va pas de soi : c’est une confrontation à la mort dans un lieu où est valorisé le cure. Pascale Molinier qualifie cette confrontation « d’art de vivre avec la défaite », « où il s’agit de reconnaître les limites de toutes choses, à commencer par les siennes propres, devant la mort, devant la folie, devant les déjections du corps, devant la sexualité ; d’admettre les défaillances de la corporéité, la sienne, ce corps qui régulièrement s’effondre […] » (2003, p. 312). Avec le thanatopracteur, un nouveau professionnel diplômé entre en jeu dans ces métiers de la ‘pompe’ déjà à forte présence masculine et entraîne une ‘plus value’ — économique et sociale — liée à son champ d’action, ses compétences et sa place de plus en plus importante dans l’institution hospitalière. Cependant, la thanatopraxie se diffuse très lentement en France ; d’où une reconnaissance par les seuls professionnels et non par la société, contrairement aux États-Unis, par exemple, qui ont davantage développé une culture de l’esthétique des corps valorisant la chirurgie esthétique.

37Si plus de 75 % des décès ont lieu en institution hospitalière, cette ‘mort commune’ fait donc du soignant le premier acteur important afin de ‘rendre présentable’ le défunt, en retirant les perfusions, en suturant… La toilette est effectuée par des soignants qui effacent les actes de soins, croisent les mains… sauf demande expresse de la famille. Tous ces gestes relèvent du souci de l’autre et restituent au défunt son identité. Peuvent ensuite intervenir des techniciens qui ont dû suivre une formation spécifique et dont l’exercice est soumis à autorisation du maire avec la présence d’un fonctionnaire de police. Ces soins mortuaires vont bien au-delà de la simple toilette. Ils s’associent au développement des techniques de conservation du corps à partir du début des années 1970.

38Selon les thèses de Pierre Bourdieu (1998), il existe « trois principes pratiques » concernant le travail des femmes, qui expliquent leur domination :

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Selon le premier de ces principes, les fonctions convenant aux femmes se situent dans le prolongement des fonctions domestiques […] ; le deuxième veut qu’une femme ne peut avoir autorité sur des hommes […] ; le troisième confère à l’homme le monopole du maniement des objets techniques et des machines.

40Ce troisième argument expliquerait en partie les modifications de l’action de professionnels. Hier, la ‘pompe funèbre’ dramatisait ‘la Mort’ dans la théâtralité ; aujourd’hui, elle habille et maquille le cadavre pour mieux en dissimuler les traits et donner à celui-ci l’apparence du vivant. La commercialisation et la spécialisation des ‘professionnels de la mort’ s’inscrivent dans un processus de réappropriation de l’espace des rituels funéraires désertés par les acteurs traditionnels dont la toiletteuse faisait partie. Cette transformation des relations sociales a eu pour conséquence une restriction des prérogatives du groupe d’appartenance, ne serait-ce que parce que les différents réseaux de relations ne se fondent plus exclusivement sur une communauté d’interconnaissance où chacun connaît tout le monde mais sur la cooptation.
La mort est de plus en plus une affaire de spécialistes rémunérés : personnels hospitaliers avec de nombreuses ‘soignantes’ ; professionnels des pompes funèbres, thanatopracteurs, etc., souvent des femmes pour le premier groupe, surtout des hommes pour le second. À ce processus de professionnalisation s’est ajoutée une commercialisation/marchandisation de la mort — et ici plus spécifiquement du mort. Reste que la toilette mortuaire ne peut se réduire à un acte technique ; elle revêt un caractère rituel marquant un passage vers un autre statut du corps et du défunt. Contrairement à la toiletteuse, c’est seul que le thanatopracteur travaille et de préférence dans un lieu neutre : le funérarium ou la chambre mortuaire/funéraire ; le déplacement au domicile est redouté. À côté de cette hygiénisation, les institutions où l’on meurt de plus en plus souvent doivent tenir compte de l’appartenance religieuse et culturelle du défunt et de ses proches. Ainsi, lors du décès d’un membre des communautés juives ou musulmanes, la toilette du corps revêt un caractère rituel et obligatoire assuré par les autorités religieuses. De l’autre côté, le développement des contrats obsèques, qui consistent à préparer dans les moindres détails ses propres funérailles, peut entraîner également une transformation de la signification de la thanatopraxie. En effet, elle n’est plus seulement un acte ‘préventif’ vis-à-vis des membres de la familles ou des autres pensionnaires de la structure ; ne va-t-on pas vers un ‘soin palliatif’, c’est-à-dire un hommage ‘narcissique’ ou en tout cas qui assure au souscripteur une ‘belle re-présentation’ de son corps et plus globalement de sa personne ? Et plus question ici de demander l’avis des proches, puisque la personne aura signé toutes les autorisations au moment de la souscription.
Les réflexions éthiques sur le soin après la mort s’inscrivent dans le processus de médicalisation de la mort. Ainsi, des interrogations sur la place et le rôle des soignants ont réinscrit la toilette mortuaire comme soin à part entière en prenant en compte la double souffrance de ces professionnels : souffrance liée au contact répété avec des morts et celle relevant de la sollicitude envers des proches endeuillés souvent démunis face à la mort, parfois agressifs et qui leurs renvoient leur propre souffrance. La toilette mortuaire comme la thanatopraxie interrogent les ‘frontières’ du care et plus encore les ‘vulnérabilités tordues’ présentées par Pascale Molinier (2003), tandis que l’asymétrie de la relation qui se met en jeu est encore plus nette puisque le patient — le client — est décédé. C’est restituer une identité au défunt, c’est parfois le début d’un travail de deuil pour des soignants ; c’est aussi et surtout ‘préparer’ les proches à ce travail de deuil en leur présentant l’être cher d’une façon convenue comme respectant les sensibilités du moment ; enjeu d’autant plus important que se développeraient les deuils pathologiques liés au déni de la mort dans nos sociétés.

 

 

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