Les représentations sociales de la « bonne mort »

 

par Madame Laurence Hardy
Sociologue-anthropologue
Chargée de cours, université de Rennes 2
Formatrice en Institut de Formation en Soins Infirmiers
Formatrice en Institut de Travail Social

 

L’inhumanité des attentats qui ont eu lieu le 11 mars 2004 à Madrid en Espagne amènent à témoigner aux victimes et leurs proches d’un profond sentiment de compassion. Par-delà cette tragédie, et alors que quotidiennement les médias nous abreuvent d’images de mort ; interrogeons-nous sur l’évolution de notre sensibilité à la mort. Par la démarche socio-anthropologique, nous allons esquisser ici une « histoire au présent »[1]  afin de mieux comprendre nos représentations sociales de la « bonne mort » aujourd’hui, dans le sens où elles s’inscrivent toujours dans une époque et des contextes particuliers[2]. Chaque société se définit donc des valeurs, des normes, des règles qui vont faire que telle mort est considérée comme « normale » tandis que telle autre est perçue scandaleuse. Nous montrerons que cette évolution est liée à un processus d’individualisation et de pacification de la société qui conduisent à ce que la mort massive d’innocents nous devient innommable.

 

       De la  mort « commune » et massive …
 

Jusqu’au XIXe siècle ce sont les maladies infectieuses souvent de type épidémiques qui sont prépondérantes : la peste a fait des millions de victimes et réapparaît tous les dix-douze ans pendant près de quatre siècles entre le XIV e et XVIII e siècle ; elle marque si profondément les mentalités que, jusqu’à la fin du Moyen Age les épidémies sont désignées sous le terme générique de peste (pestis, fléau). D’autres épidémies comme la lèpre, le typhus, la syphilis, la phtisie -pour n’en citer que quelques unes-, déciment des villages entiers voire s’étendent bien souvent à des territoires beaucoup plus larges. Ces maladies infectieuses touchent toutes les classes d’âges et toutes les catégories de la population ; les conditions de vie sont telles que même si elles épargnent un peu plus les catégories aisées de la population, personne n’est véritablement à l’abri. A cela s’ajoute des guerres incessantes qui affaiblissent des populations déjà mal nourries et ponctionnent massivement les vies. Interprétées comme des malédictions de Dieu, il n’y a rien d’autre à faire que de prier. C’est la résignation qui prime ; et il faut du temps pour qu’elles soient étudiées, qu'on en cherche les causes et que se mette très lentement en place des formes de préventions et de thérapies. Par contre, très tôt, certaines de ces maladies sont utilisées comme armes de guerre. Ainsi, des cadavres contaminés sont projetés dans les camps ennemis afin de les contaminer ; ou encore, des corps contaminés sont jetés dans des cours d’eaux, les puits... condamnant les populations civiles.

Il y a donc une conscience et une présence très forte de la mort : elle est commune et tous, y compris les enfants, y sont très tôt accoutumés. Ce qui caractérise la « fin de vie », c’est sa brièveté : les épidémies et  guerres font que la vie est brusquement interrompue. Et même pour des morts plus lentes comme pour la lèpre, un rituel d’exclusion est organisé autour d’une messe où on signifie à la personne atteinte qu’elle est « morte socialement » ; après la cérémonie funèbre, le lépreux est isolé des vivants par son enfermement dans une léproserie, véritable mouroir.
 

Le démographe Jean-Claude Chesnais[3] montre qu’ « il y a eu au cours des siècles, une régression considérable de la violence criminelle » au point qu’aujourd’hui elle est perçue comme insupportable et conduit à des demandes fortes de protection et de sécurité. Ce « paradoxe de Tocqueville » fait que plus un phénomène désagréable diminue, plus ce qu’il en reste devient insupportable. Un processus de pacification se met donc lentement en place, aidé par la construction de l’Etat qui va progressivement conquérir le monopole de la violence. L’individuation est liée à un très long processus sociale et conduit à un nouveau rapport entre individu et société. Il y a – ce n’est pas continu puisque les structures sociales et mentales n’évoluent pas forcément au même rythme ; d’où des blocages, des révolutions - passage d’une forme prédominante d’organisation basée sur de petites unités sociales peu différenciées : les communautés ; vers des unités sociales plus importantes, plus différenciées et plus complexes où chacun va tendre à être reconnu comme individu à part entière. Des changements sociaux  sont liés à l’amélioration des conditions de vie en général du fait, entre autre, du développement de l’agriculture dans un premier temps qui va  permettre de résorber les famines et d’améliorer l’alimentation de la population ; à la rationalisation de la société entraînant un développement des connaissances sur l’hygiène, la médecine.. et un désenchantement progressif du monde.

La mort s’individualise.

 


 

Reste que la mort massive demeure dans un grand nombre de pays du Tiers Monde. Son rejet tel que nous le connaissons aujourd’hui en Occident n’est l’apanage que des pays riches qui laissent de côté des continents entiers non du fait d’un manque d’informations ou d’une méconnaissance des thérapies et de la prévention à mettre en place mais du fait d’une logique économique qui, dans tous ses excès, conduit à des hécatombes humaines inacceptables.

 

       … à la mort « particulière »

 

L’étude de l’évolution des représentations sociales de la mort dans nos sociétés montre le passage progressif de la mort massive et commune à la mort particulière.

 

Depuis la tuberculose au XIXe siècle, la représentation de la « bonne mort » est celle qui survient à la suite d’une longue maladie. Les guerres, plus sporadiques, restent meurtrières[4]. Cependant,  un processus de civilisation et de pacification des corps va pacifier la mort. Pour Nobert Elias[5] il y a une transformation profonde des mentalités en Occident au cours du siècle dernier qui entraîne un refoulement de l’agressivité et de la violence physique entre les individus et un développement d’une sensibilité accrue à la souffrance des autres et à ses propres inconforts. Ce processus conduit à une perception pacifiée des corps avec de nouvelles priorités de société pour diminuer les souffrances et les douleurs. Le développement des soins palliatifs devient une des priorités de l’Etat.

Par processus, il faut entendre une lente évolution des sensibilités liée au changement social conduisant à l’allongement de la durée de vie[6] et contribuant à ce que ce sont principalement les maladies chroniques de longue durée qui entraînent la mort. La fin de vie est alors plus lente ; on parle de phase terminale… ; désormais, mourir prend du temps. La médicalisation de la mort s’accélère dans les années 1975 entraînant un déplacement du lieu de la mort : on ne meurt plus chez soi, entouré de ses proches, mais à en institutions hospitalières.

La « bonne mort » devient une mort assistée médicalement, d’une personne âgée atteinte d’une maladie chronique de longue durée qui permet à la personne atteinte d’arriver à l’âge mûr voire à un âge avancé. A partir des années 1990, l’idéal est une mort accompagnée, dans une unité de soins palliatifs où les besoins spécifiques à chaque personne sont écoutés ; les proches, les professionnels et des bénévoles collaborent afin de les derniers moments soient apaisés de part et d’autre.

Les attentats font alors ressurgir des images de mort massive que la société individualiste n’est plus prête à accepter.

 

       La résurgence de peurs

 

Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis contre les deux tours du World Trade Center à New York et contre le Pentagone à Washington ; ceux d’Espagne dernièrement inaugurent un nouveau type d’agression qui ne se fait plus d’Etat à Etat mais d’un pays par une organisation. Ils réveillent des peurs de mort massive pouvant toucher quiconque. De plus, l’utilisation de bactéries comme « armes de guerre » et la crainte autour des stocks de vaccins et les réservoirs à virus accentuent ces craintes. La panique qu’a suscité l’anthrax –qui provoque la maladie du charbon- aux Etats-Unis nous le montre.

La pandémie de SIDA a fait ressurgir des peurs liées aux épidémies et la désignation d’un bouc émissaire a été rapide. Le premier réflexe a été alors la stigmatisation de la communauté gay aux Etats-Unis ; une meilleure connaissance de sa transmission n’effaçant pas totalement cette marginalisation. Avec la tri thérapie, le Sida devient une « longue maladie ».

Quant à la menace de pandémie de grippe aviaire, elle pourrait, selon l’Organisation Mondiale de la Santé, faire des millions de victimes dans le monde[7]. La particularité de ces pandémies, c’est la vitesse de propagation. Tant que les hommes se déplacent peu, elles sont très localisées géographiquement. La mondialisation accélère les processus de propagation.

 


 

Le passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire devrait conduire  à développer un nouveau sens de la responsabilité à l’échelle planétaire. Nous en sommes aux balbutiements. Modestement, nous avons voulu montrer que notre sensibilité à la mort n’est pas statique mais s’inscrit dans un processus de société. Nous avons volontairement insister sur les thèses de Norbert Elias car elles permettent d'avoir une lecture du processus de civilisation amenant à une meilleure compréhension des nos représentations sociales de la « bonne mort » en Occident aujourd’hui. Cet auteur s’interroge également sur le processus de « dé-civilisation » qui nous guette, même s’il veut rester optimiste. Il nous met en garde : « Les hommes se trouvent actuellement dans un processus massif d’intégration qui non seulement va de pair avec de nombreux mouvements partiels de désintégration mais qui en outre peut aussi faire place à n’importe quel moment à un processus dominant de désintégration »[8]. Les événements récents n’en sont-ils pas des signes ?

 

 

[1] L’étude et la compréhension du présent ne sont pas possibles sans l’analyse du passé (retour)

[2] Contextes social, économique, scientifique, institutionnel et idéologique entre autres (retour)

[3] Jean-Claude CHESNAIS, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Paris : Robert Laffont, 1981 , 511p. (retour)

[4] La grippe espagnole qui se propage après la Première Guerre Mondiale va faire 20 millions de morts (retour)

[5] Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris : Calmann-Lévy (Coll.  « Liberté de l’esprit », 1991 (1969), 331p. (retour)

[6] Entre le début et la fin du XXe siècle, l’espérance de vie a augmenté d’une trentaine d’années (retour)

[7] Pierre HAZAN, « Une pandémie humaine inévitable », in Le Monde, 16/03/04 (retour)

[8] Norbert ELIAS, La société des individus », Paris : Pocket, 1988, p.218 (retour)

 

 

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